CMA CGM : le succès de visionnaires pragmatiques
CMA CGM, c’est la famille Saadé aux commandes depuis plusieurs décennies et qui a su développer cette compagnie au point de la hisser au palmarès des plus gros armateurs mondiaux. Toute société se bâtit avec des femmes et des hommes dont la variété des parcours fait la richesse. Ainsi, l’histoire de la compagnie débute bien avant l’arrivée de Jacques Saadé à la tête de l’entreprise marseillaise.
Une histoire qui débute au XIXème siècle
L’histoire débute en 1851 avec la création des Messageries Maritimes (MM) par l’armateur marseillais Albert Rostand. Une compagnie qui est restée en activité durant plus d’une centaine d'années malgré la traversée houleuse des deux guerres. La compagnie maritime ayant pour obligation de posséder sa propre flotte de navires, elle racheta les chantiers navals de la Ciotat, toujours en activité aujourd’hui. Une grande partie des navires furent donc construits dans le village provençal afin d’assurer les lignes commerciales (passagers et marchandises), ainsi que les lignes subventionnées par l’État (lignes postales, matériel d’État, fonctionnaires, personnalités politiques, etc.)
En parallèle des Messageries Maritimes, en 1855 fut créée la CGT, la Compagnie Générale Transatlantique, fondée par les frères Émile et Isaac Péreire. Cette compagnie était chargée d’assurer le transport du courrier vers l'Amérique du Nord au nom de l'État français. Cette société, contrairement aux Messageries Maritimes qui peinaient à survivre sans les subventions de l'État, parvint à tirer son épingle du jeu et à développer son activité malgré les remous de la seconde guerre mondiale. La CGT est connue comme étant la compagnie qui a possédé de prestigieux paquebots comme le Paris, le Normandie ou encore le France.
Les débuts de la CGT furent pourtant assez chaotiques. Issue du rachat de la Terreneuvienne, une entreprise de pêche à la morue fondée en 1853 et disposant de nombreux voiliers, les statuts donnaient à la firme “pour buts toutes opérations de construction, d’armement, d’affrètement de tous navires et en général toutes opérations de commerce maritime” ce qui occasionnait une profonde désorganisation. Elle se recentra sur une seule activité à travers une convention négociée avec l’État. Ce changement de stratégie permit à la compagnie maritime de tenir bon malgré les nombreux aléas liés à la grande dépression de 1929 puis à la seconde guerre mondiale, qui infligèrent des coups durs à l’entreprise et à sa flotte maritime.
De Jacques Saadé à la CMA CGM
Né en 1937 à Beyrouth (Liban) dans une famille syrienne chrétienne orthodoxe de riches marchands, industriels et grands propriétaires, Jacques Saadé grandit en Syrie avant d’entamer des études à l’étranger. Il sortit diplômé de la London School of Economics en 1957 et reprit l’année suivante l’affaire de son père, décédé peu de temps avant et qui avait monté plusieurs usines de transformation de produits tels que le tabac, l’huile d’olive ou encore le coton. La politique nationaliste du gouvernement syrien de l’époque fit perdre l’affaire familiale aux Saadé qui déménagèrent alors pour s’installer à Beyrouth.
Sur les conseils avisés de son père, Jacques se rendit à New York pour effectuer un stage dans le domaine maritime. C’est là qu’il découvrit le container, encore peu en usage commercial mais largement utilisé par l’armée américaine. Il vit en cet outil un potentiel indéniable pour le transport de marchandises.
En 1978, la guerre civile éclata au Liban et Jacques Saadé s’installa à Marseille pour y fonder la Compagnie Maritime d’Affrètement (CMA). Les débuts de la CMA sont modestes: 4 employés de bureau, un seul navire effectuant une seule rotation entre Marseille et Beyrouth, et escalant à Livourne (Italie) et à Lattaquié (Syrie). Toutefois, la CMA croyait fermement au transport maritime containerisé. Elle lança de nouvelles lignes entre l’Europe du Nord et l’Asie, mais aussi des lignes traversant le canal de Suez. L’armateur pouruivit son développement, bon an mal an, quand une opportunité se présenta à lui…
En 1996, la Compagnie Générale Maritime (CGM), née de la fusion des Messageries Maritimes et de la Compagnie Générale Transatlantique, fut mise à la vente par l’État français dans le cadre de sa privatisation, après son renflouement par le gouvernement Juppé II. La CGM fut attribuée à la CMA, qui devint officiellement CMA-CGM en 1999 et absorba, dans la foulée, la Société Delmas Vieljeux (SDV ou Delmas).
Peu de temps après, une longue bataille judiciaire éclata entre Jacques et son frère Johnny suite au rachat de la CGM. Une longue bataille judiciaire qui se solda par la mise à l’écart de Johnny tandis que Jacques en prenait la présidence de la compagnie en 2011.
Johnny Saadé fondit en 1997 les domaines de Bargylus et Château Marsyas, des vignobles dont les terres se situent en Syrie. Il dirigea la société avec ses fils Karim et Sandro et continua l’activité malgré le conflit grandissant en Syrie, donnant à leur vin la réputation de vin le plus dangereux à produire au monde. La société est gérée depuis Beyrouth, dont les bureaux ont été soufflés en 2020 par l’explosion meurtrière des silos à grain qui blessa grièvement Johnny et son fils Sandro.
Rodolphe Saadé : succession à succès
Jacques Saadé s’éteint en 2018, à l’âge de 81 ans, à Marseille. Sa fortune personnelle est estimée à près de 6 milliards d’euros et CMA CGM est le troisième armateur mondial. Une année auparavant, Rodolphe Saadé, l’ainé des trois enfants de Jacques (Tanya et Jacques Junior étant également au sein de la direction du groupe) était devenu officiellement Directeur Général du groupe familial.
Né en 1970 au Liban, Rodolphe a fait ses études à Montréal et a fondé une société de fontaines à eau baptisée Dynamic Concept grâce à laquelle il acquiert une première expérience concrète en terme de commerce international. Il entama son entrée dans le groupe en 1994 où il officia à New York et à Hong Kong avant de s’installer définitivement au siège marseillais.
A partir de 1997, Rodolphe Saadé gravit des échelons et prend des responsabilités plus importantes au sein du groupe. De 1997 à 2000 il est directeur de plusieurs lignes avant d’être nommé directeur des lignes transatlantiques et transpacifiques en 2000 puis vice-président de celles-ci deux ans plus tard. Les années qui suivront lui permettront de prendre de plus en plus de place au sein du groupe CMA CGM avec une action remarquée en 2008 lors de la prise d’otage du Ponant au cours de laquelle il négocie avec les ravisseurs et contribue à la libération des captifs. En 2010 il est nommé vice-président et membre du conseil d’administration, année qu’il consacre à restructurer financièrement le groupe.
Rodolphe Saadé voit grand. Il a une ferme volonté d’expansion et de développement qui le conduit à racheter le groupe Neptune, mais aussi à la création de l’Ocean Alliance avec les compagnies asiatiques Cosco, OOCL et Evergreen. En 2017, il prend la place de Directeur Général du groupe puis de Président Directeur Général la même année et il va renforcer sa stratégie de développement et de solidification du groupe.
Misant sur la logistique du dernier kilomètre, CMA CGM met en place une politique expansionniste réfléchie qui l’amènera en 2018 à prendre 25% de Ceva Logistics, puis en 2021, à créer une division aérienne du groupe en commandant plusieurs avions de fret, dont 4 seront livrés en 2025. Durant la crise de 2021, malgré la polémique sur les taux de fret, l’armateur sera un des premiers à annoncer un gel des taux et à se mobiliser pour acheminer rapidement du matériel médical et des biens de première nécessité aux pays les plus durement touchés par la crise sanitaire. Une politique philanthropique que la famille Saadé entretien depuis de très nombreuses années à travers sa fondation.
En 2022, le groupe prend 9% du capital d’Air France et entame une procédure de rachat de La Provence face à Xavier Niel. La procédure court toujours au moment où ce texte est publié.
De la course aux gros navires à l’engagement écologique
Activement, le groupe CMA CGM a participé lui aussi à la folle course aux plus gros navires, les concurrents se doublant tour à tour dans l’annonce des capacités de transport les plus importantes. Citons à titre d’exemple le M/V CMA CGM Jules Vernes qui fut un temps considéré comme le plus gros porte-conteneurs au monde, et l’un des plus économiques en terme de consommation de carburant, avec un capacitif de 16 000 EVP.
Très vite l’armateur se fera dépasser par une concurrence toujours plus féroce. En 2020, le M/V CMA CGM JACQUES SAADE, d’un capacitif de 23 000 EVP, est mis en service avec 9 sister-ships, tous propulsés au GNL. Une première mondiale, faisant de cette flotte, la plus importante en terme de porte-conteneurs propulsés au GNL.
Pour l’heure, la compagnie marseillaise a changé de stratégie et se concentre sur la diversification de ses activités mais également sur ses engagements écologiques, laissant la concurrence s’écharper dans la course aux capacitifs, Evergreen, MSC ou encore Hyundai présentant des entrées en flotte de navires oscillant entre 23 500 et 24 000 EVP.
Outre son activité d’armateur et ses acquisitions des compagnies maritimes telles que ANL (Australie), Comanav (Maroc) ou encore APL (Etats Unis), le groupe possède désormais une activité intermodale complète avec Gefco, Ceva Logistics, River Shuttle Containers, Colis Privé ainsi que sa filiale aérienne et sa prise de participation au capital d’Air France.
Parti avec un modeste et unique bateau, l’armateur marseillais est devenu en l’espace de quelques décennies l’un des acteurs principaux de la supply chain mondiale, fort d’une histoire maritime plus que centenaire, et alignant 566 navires qui naviguent entre 160 pays et plus de 500 ports commerciaux.